L'association Rouen Respire avait lancé, le 24 janvier dernier, une enquête pour évaluer l'impact à court terme de l'incendie des usines Lubrizol et Normandie Logistique. L'ONG, qui a engagé plusieurs actions judiciaires depuis la catastrophe, a dévoilé, ce 18 mai, les résultats (1) de cette enquête clôturée le 10 mars et à laquelle ont répondu 565 personnes, en grande partie des adhérents. Un échantillon que l'association reconnaît non représentatif puisque constitué de personnes particulièrement sensibilisées et concernées par l'accident.
« Impact sous-estimé »
Ces personnes, dont 90 % vivent à moins de 10 km de l'accident, ont été touchées par plusieurs conséquences de l'incendie : odeurs, panache de fumée, retombées des plaques de fibrociment amiantées, retombées de suies… Outre les bâtiments, plus de 9 000 tonnes de produits stockés dans les entrepôts des deux exploitants étaient en effet partis en fumée le 26 septembre. L'association relève aussi que « les lieux de vie, concernés de façon répétée et prolongée par les odeurs, dépassent largement la zone située sous le panache ».
Seuls 3 % des répondants n'ont ressenti aucun symptôme. La majorité en a ressenti plusieurs, dont certains ont persisté plusieurs mois. Parmi les plus fréquents figurent l'anxiété, en particulier chez les femmes enceintes et allaitantes, et parmi les populations exposées au odeurs, les troubles respiratoires, les symptômes ORL et les céphalées. « Un symptôme atypique a été noté de façon récurrente : "goût métallique dans la bouche" », révèle aussi l'enquête. Les symptômes des personnes souffrants de pathologies chroniques se sont très souvent aggravés, en particulier dans le cas de pathologies respiratoires, pointe aussi la synthèse.
Trente-cinq pour cent des répondants ont consulté pour des symptômes physiques ou psychologiques, 2 % ont été hospitalisés. « L'impact mesuré par les autorités en terme de santé publique a probablement été sous-estimé », estime l'association. Un mois après l'accident, Santé publique France avait relevé une hausse des consultations pour pathologie respiratoire la première semaine mais n'avait fait état d'aucun signalement en provenance de la médecine libérale.
98 % des personnes s'estiment non protégées
L'accident a eu aussi des conséquences importantes sur le mode de vie des personnes consultées : 46 % ont quitté leur domicile dans les jours qui ont suivi l'incendie, 81 % ont changé leurs habitudes, en particulier concernant la consommation d'eau courante et l'alimentation. La commercialisation de l'ensemble des productions agricoles avait d'ailleurs été suspendue jusqu'à la mi-octobre par le ministère de l'Agriculture dans une zone couvrant 216 communes. L'Agence de sécurité sanitaire (Anses) avait émis des réserves lors de la levée des restrictions et demandé de mettre en place un dispositif de surveillance renforcé, en particulier pour le lait.
Seuls 20 % des répondants se sont dits préparés à ce type d'événement. Et 98 % ont estimé ne pas être protégés vis-à-vis du risque industriel. « Ces réactions, ainsi que les commentaires libres des participants, montrent une attente forte et impérieuse d'informations, de préparation et de protections, à la fois en amont des accidents industriels, et aussi dans les suites de ceux-ci s'ils surviennent », conclut l'association.
Insuffisance des connaissances sanitaires
L'association Respire pointe les expositions toxiques auxquelles a été confrontée la population. « La signature chimique de l'incendie, analysée dans les boues de la darse (2) , a révélé des hydrocarbures totaux, de très nombreux HAP, particulièrement du benzopyrène, deux PCB, et certaines dioxines », indique l'ONG. À cela s'ajoute l'amiante qui était contenu dans les toits en fibrociment de certains entrepôts partis en fumée. « Ces produits ont des effets sanitaires à long terme », rappelle l'association.
L'exposition aiguë de la population n'a eu qu'un faible impact sur la santé, avait estimé en novembre Roger Genet, devant la mission d'information de l'Assemblée nationale. Le directeur général de l'Anses avait toutefois indiqué que l'impact sur les populations serait jugé sur les risques chroniques plus que sur les risques aigus.
Suivi à long terme des populations touchées
Un mois après l'accident, Santé publique France avait annoncé le lancement, en mars 2020, d'une enquête sanitaire sur un échantillon représentatif de la population exposée au panache de l'incendie. Mais également une analyse d'indicateurs de santé en lien avec les effets de l'incendie, ainsi qu'un suivi spécifique des travailleurs.
Au vu des résultats de sa propre enquête, et malgré ses limites méthodologiques, l'association Respire attire l'attention des autorités sur de possibles insuffisances des études officielles lancées. « La zone géographique d'impact réel est plus importante que la trajectoire du panache, et mérite exploration, en tenant compte de la dispersion secondaire des polluants et du possible phénomène de bio-accumulation de certains toxiques dans les chaînes alimentaires. L'amiante doit être prise en compte dans ses particularités », estime l'ONG.
L'association réclame la mise en place d'un registre des cancers, des enquêtes suivies auprès des maternités, sages-femmes, gynécologiques et pédiatres, ainsi que l'utilisation de biomarqueurs (sang, urines, cheveux, lait maternel). « La connaissance qui en découlerait permettrait un suivi sur le long terme des populations impactées, comprenant un dépistage ciblé des éventuelles pathologies identifiées et leur prise en charge », conclut-elle.